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TÉMOIGNAGES

SUR UN GÉNOCIDE

 

 Le Monde

27.05.1972


Plusieurs lecteurs, témoins des troubles au Burundi, nous adressent des précisions sur les massacres qui, selon le premier ministre belge. M. Gaston Eyskens. ont pris les proportions d'un " véritable génocide " ("le Monde"  du 26 mai).

Depuis le coup d'Etat militaire de novembre 1966 et l'accession au pouvoir du capitaine Michel Micombero, aujourd'hui colonel, troubles et répression n'ont pas cessé d'endeuiller l'ancienne colonie de Bruxelles devenue indépendante le 1- juillet 1962. En décembre 1969. un conseil de guerre avait jugé soixante-dix accusés de complot contre le président et dix-neuf des vingt cinq condamnés à mort avaient été exécutés.

Les antagonismes tribaux et régionaux n'ont pas cessé pour autant de S'exaspérer tandis que, s'appuyant' sur son clan et sa région d'origine de Bururi, dans le sud du pays, le colonel Micombero a durci sa répression contre tous les opposants virtuels. L'aggravation de la situation et l'élimination systématique à Bujumbura des membres de la majorité hutu par oe les Tutsis  ont conduit Bruxelles à rappeler Les récits de témon t de voyageurs que nous publions permettent les lacunes d'information dues à l'absence presque totale sur place, de correspondants de presse.

 

Parmi les lettres que nous avons reçues, nous retenons d'abord ce récit d'un témoin européen:

Depuis une semaine, la répression qui fait suite à la rébellion du 29 avril s'est considérablement aggravée. Elle prend l'allure d'une élimination systématique des intellectuels hutus, et, en général, de tous ceux qui savent quelque chose ou possèdent quelque bien. Dans la capitale, les arrestations et les exécutions sommaires se poursuivent. Excités par la Voix de la Révolution, qui encourage

« les forces vives de la nation à débusquer les ennemis du peuple »,les Tutsis, surtout les membres du parti Uprona, dénoncent tous les Hutus qu'ils connaissent, collègues de travail, subordonnés, supérieurs, voisins, condisciples.

Dans les écoles, des batailles rangées opposent les enfants des deux ethnies : ainsi en est-il au collège du Saint-Esprit (jésuite), à l'Athénée, à l'école normale de Ngagara où des bagarres dans la nuit du 18 au 19 mai ont fait entre cinq et dix morts. A l'Ecole normale supérieure, créée et encadrée par l'UNESCO, 60 % des élèves ont disparu. A l'Ecole nationale d'administration, quarante élèves sont manquants, dont une vingtaine officiellement arrêtés. Le 17 mai, l'école technique secondaire de Kamenge a été encerclée par la troupe une deuxième fois. Quarante-cinq noms figuraient sur la liste des arrestations, mais une vingtaine d'élèves en fuite n'ont pas répondu à l'appel. Les autres, parmi lesquels des enfants de treize et de quatorze ans, jetés dans des camions et piétinés par des soldats, ne reviendront plus. On a appris que parfois les prisonniers ne sont même pas débarqués. Tués à coups de baionnette, ils sont aussitôt emmenés au charnier de la plaine de la Ruzizi.

Les nouvelles de l'intérieur sont semblables : partout, même dans les provinces épargnées par la rébellion, les élites hutus sont éliminées. Les enseignants, les religieux, sont particulièrement frappés, et bien sûr la masse paysanne impuissante. Il est encore difficile de faire un bilan. On estime à cinq mille le nombre des victimes des rebelles Tutsis mais aussi Hutus qui avaient refusé de se joindre aux attaquants. Mais déjà la répression a fait trente mille victimes. Même parmi les membres du clan vainqueur, ceux qui sont jugés trop tièdes commencent à tomber.

Le directeur général des affaires étrangères, faisant fonction de ministre. M. Bwakira a accordé une interview, à des journalistes de la télévision belge. Il a dénoncé le génocide dont était menacée l'une des ethnies nationales. Génocide organisé par des rebelles soutenus et encouragés par des puissances étrangères impérialistes. Le schéma est classique. Certes, nul ne doute qu'une victoire des rebelles eût été sanglante aussi. On ne pense pas cependant que l'élite des vaincus aurait été aussi froidement massacrée, encore que les répressions de 1965 et de 1969 n'inclinaient pas au pardon. M. Bwakira accuse ses ennemis d'avoir voulu renverser l'ordre établi. Quel ordre établi? Les Hutus représentent 85 % de la population, les Tutsis 15 % (sans compter quelques milliers de pygmées twas). La répartition des responsabilités du pouvoir, des richesses et des chances de promotion était pratiquement inversée : trois ministres sur quatorze étaient hutus le cinquième à peine des fonctionnaires, moins de la moitié des étudiants...

 

 

 

 

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